Enfant, j’étais
très peureux. Chaque soir, dans mon lit, j’attendais l’apparition de ma mère.
Les rêves les plus débridés et les plus terrifiants hantaient mon imagination
jusqu’au moment où la lampe à pétrole, éclairant son beau visage,
franchissait le seuil de la porte. Apaisé, je souriais à ses yeux doux.
J’aimais son lourd chignon relevé qui dégageait sa nuque.
Mon caractère
était solitaire et silencieux. Je ne me trouvais pas séduisant.
Élève en
queue de peloton, je compensais ces handicaps par le goût de l’effort
physique. Je m’adonnais à la bicyclette des heures durant, ou à la natation
dans des ruisseaux glacés, peu profonds et grouillants de vie. J’ai éprouvé
une grande joie physique et psychique à communier avec la nature et à
repousser mes propres limites. C’était ma part de liberté à une époque où
j’en avais peu.
Comparé au
grand mouvement d’aujourd’hui, notre univers était particulièrement fermé
sur lui-même. Ma famille était terrienne et sédentaire. Nous menions une vie
en autarcie par rapport au monde qui nous environnait. Notre classe sociale
vivait en vase clos. Les gens s’épuisaient à respecter les frontières
invisibles séparant les parvenus des gens bien, ce qui se faisait de ce qui ne
se faisait pas… Les mésalliances donnaient lieu à de longues palabres, à
voix basse, à l’heure du café.
Je
lisais les écrivains du devoir et de l’exaltation. La fraternité des armes
me parlait déjà. Les images de l’étranger me parvenaient avec un halo de
mystère. J’aimais m’engloutir dans Kipling, Conrad, Stevenson. Je porte sûrement
encore les stigmates de leurs récits d’aventures sous un ciel bleu qui éblouissait
la vue, dans des étendues désertiques peuplées seulement de beautés énigmatiques.
Si je
rencontrais demain, au coin d’une rue, l’adolescent que j’ai été, je
voudrais qu’il n’aie pas à rougir de ce que je suis devenu. Je portais en
moi une fièvre d’absolu. Avec impatience, je rêvais d’un grand départ
vers un avenir lointain. Mes études étaient laborieuses et mon visage n’était
pas beau. Je me souviens de camarades éblouissants, à qui tout souriait. Ils
semblaient en état de grâce. Que sont-ils devenus ? Leur facilité
m’impressionnait. Je cherchais sans doute à compenser mes faiblesses par un
intense désir de vivre et une exigence en toutes choses. Je reconnais
aujourd’hui cette empreinte dans le regard de quelques-uns des jeunes hommes
qui viennent à moi. Je ne voudrais pas briser leur élan. Cependant, je sais à
présent combien il est difficile de vivre une existence « simplement
honorable », au sens de Montaigne, sans trahir les rêves de ses vingt
ans.